Joseph Ghosn (@josephghosn)
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Don’t break room, wish me luck
Dès la pochette, le disque est beau. Une danse, un tournoiement, une confusion des corps, entre les humains et l’animal, sur un fond de gris, crayonné, comme lorsque les couleurs et les sens se perdent en s’amenuisant. La musique est tout aussi évasive et présente à la fois, discrétion totale et présence immanente. Ce groupe londonien, Jemima, tout jeune, joue une musique lente et absorbante, absorbée par la concentration des instruments, maigres partout, bourdonnant parfois, desquels, parfois aussi, s’élèvent comme des mélodies, des airs. Ici et là, des voix, un rythme plus soutenu aussi. Écouter cela, c’est pénétrer l’atmosphère, retrouver la beauté du mystère des premiers disques, le nocturne des adolescences. Certains jours, certaines nuits, ne reste plus pour vous qu’un disque, nouvel arrivant qui disqualifie tous les autres et fait oublier les peines et les joies aussi. Il y a quelque chose de Labradford amaigri, de quelques autres échos aussi, post-rock. C’est sorti sur le label d’un magasin de disque qui fait l’époque, et ça raconte en bruits délavés, en chansons décaties, toutes à l’os d’elles-mêmes, quelque chose de la résistance douce face au monde et son hysterie. Écoutez, c’est splendide, et c’est calme.
L’histoire n’est pas la même, les pays différents, la langue autre, mais je lis dans les lignes d’Edouard Glissant les mêmes matières prises dans la terre et dans la mémoire du pays que dans les textes de Mahmoud Darwich et Etel Adnan. Leurs poèmes sont des transmissions de leur terre, passées à travers un corps, un esprit, une voix - j’entends Édouard Glissant dans chaque page de ce recueil dont le titre aurait pu être à propos de n’importe quel pays perdu. La langue, vous la reconnaissez, provient d’un Sud imaginaire qui n’existe que chez ceux qui ne savent pas de déplacer. Elle permet, dans ses dérives et ses voyages en elle-même, de créer un chemin entre le réel et le rêve, entre la terre ressentie et le songe qui éveille en pleine nuit. Pays rêvé, pays réel. Y a-t-il plus beau titre ? Et y a-t-il une autre façon de décrire l’état des esprits multiples qui habitent et hantent celles et ceux qui n’ont jamais fini de voyager ? Je songe au texte de Nietzsche lu par Deleuze pour un disque de Schizo/Heldon et qui dit ce qu’est un voyageur. Glissant, dans le portamento de ses phrases et de ses mots, dépeint aussi cette sensation d’être ici et ailleurs, c’est à dire, dans le fond, nulle part ailleurs que sur la terre qui se dérobe à vos rêves. Pays rêvé, pays réel : c’est le seul programme encore d’actualité, toutes langues confondues, dans un moment où le rêve succombe aux coups du réel. Glissant, Darwich, Adnan, nous manquent, mais leurs langues subsistent.
Une carte postale, une photo de plage comme Insta en compte par millions, surtout à la fin de l’été lorsqu’il s’agit de raconter ce qui vient d’être vécu. Celle-ci en noir et blanc montre une plage, deux silhouettes, un bout de bras, une hauteur. Elle date de 1994, elle est du photographe libanais Fouad Elkoury. Elle a été prise en regardant une plage, un lieu dont on peut croire, qu’il est paisible mais le grain de la photo semble dire qu’il n’existe plus. Ce lieu, est désormais absent, un lieu devenu comme un trou noir de l’existence et qui fait se poser, dans la lignée de Spinoza et Deleuze, cette question qui surgit à la fin d’une vie mais qui devrait intervenir bien plus tôt dans l’existence : qu’est-ce qui est important ? Il aurait fallu se poser cette question en 1994 plutôt qu’en 2025. Question banale, réponse autrement et hautement difficile. Fouad Elkoury avait photographié Beyrouth en guerre et notamment la ville en 1982, durant l’invasion israélienne. 12 ans plus tard, où est-il ? Sur cette plage, ce talus, qui surplombe une mer à laquelle ces deux silhouettes semblent encore avoir accès. Peut-on se baigner ? Que regarde-t-il exactement et que regardent ces deux silhouettes ? Cet endroit existe-t-il encore vraiment ? J’ai acheté cette carte postale à Beyrouth cet été, comme le souvenir d’un monde qui n’existe plus, trouvé dans une ville qui aurait pu être celle de la plage de la photo, ou pas loin. Non, ceci n’est pas le Liban en 1994. Ceci n’est pas exactement une carte postale. Cette photo a été prise là où tout ceci, cette atmosphère, est définitivement perdu, éradiqué, annihilé, comme aurait pu l’être Beyrouth en 1982. Cette photo a été prise en 1994 dans un lieu et une plage devenus le gouffre de notre monde, cette photo porte un titre, devenu inimaginable : The Evening Stroll, Gaza - Flânerie du soir, Gaza.
Il y a quelques jours, j’évoquais les textes d’Edward Said, Mahmoud Darwich et Elias Sanbar, leurs effets sur moi et sur le moment présent. Le succès fou de ce post me réchauffe le coeur et me fait croire que les poèmes de Darwich sont toujours là, plus que jamais, que ce qu’il a écrit est au présent, témoignages à travers les années de ce qui est en cours. En tout cas, ils ne me quittent pas, je les écoute, surtout lorsque c’est lui qui les dit, en arabe et je les lis en arabe ou en français - j’aime la traduction d’Elias Sanbar pour la collection Poésies Gallimard : j’ai souvent trouvé dans ces livres de poèmes des compagnons de route, des amis à tous les âges, et je garde précieusement les exemplaires abîmés de ceux d’Antonin Artaud, Apollinaire ou Breton & Soupault qui me servirent de guide dans mes années adolescentes loin de Beyrouth, dans Paris. Aujourd’hui, je lis éperdument aussi les textes d’Etel Adnan : le texte Grandir et Devenir Poète au Liban est essentiel. Et ses poèmes rassemblés ici le sont tout autant. 50 années de poésies (il manque les 20 suivantes) : c’est la vie d’une autrice qui se dessine, dans ses façons de parler de l’amour et de la terre, de l’exil - dans lesquelles je vois des échos avec les écrits de Darwich : l’amour et la terre comme ancres de l’exil ? Et puis, ce poème intitulé Beyrouth, écrit en 1982, au moment de l’encerclement de la ville par Tsahal. Etel Adnan y inscrit toute la peine et la colère, toutes les couleurs aussi de Beyrouth, même vue à distance. Je lis ce texte précisément entre ceux de Darwich intitulés Beyrouth (1981) et Rien qu’une autre année (1982). Et puis aussi, ces vers de Darwich en 1966 : « j’ai la nostalgie du pain de ma mère / du café de ma mère / des caresses de ma mère… » et ceux-là d’Etel en 1972 : « j’ai vomi les pierres / qui ont tué le blé / sur le chemin de la prison de Palmyre ». L’un et l’autre parlent arabe, malgré la différence de leurs langues. L’un et l’autre évoquent ce qui est irréconciliable, et auquel on ne peut s’empêcher de penser lorsque l’on vit en guerre, quelle que soit l’année, chaque fois que le temps permet d’y penser.
Il existe sûrement un espace mental dans lequel se constitue un monde parallèle, utopique qui correspond aux rêves de chacun : c’est comme ça que je lis Mahmoud Darwich et Edward Said - leurs textes sont des fragments d’une quête littéraire vers ce monde qui reconstitue mentalement celui qu’ils ont perdu. C’est comme ça aussi que j’écoute certains groupes comme Felt ou Spacemen 3 ou Autechre ou Huerco S ou John Fahey ou Bill Orcutt ou Sun Ra - leurs musiques sont des portes. C’est grâce à Spacemen que j’ai découvert la musique de Washington Phillips, intégralement rassemblée dans ce petit livre et CD, sorti il y a peu d’années chez Dust to Digital et acheté alors chez Amoeba à LA. Ses morceaux sortis sur de rares 78 tours ont été enregistrés durant 3 sessions uniquement, au mois de décembre, à chaque fois, des années 1927, 1928, 1929 : musicien de gospel, armé d’un instrument à cordes improbable dénommé Manzarene, Washington Phillips chante sur la corde des sentiments, d’une voix qui oscille entre le flou et le spectral, l’acide et le planant. Ses chansons aux mélodies intouchables interrogent la vie, et l’au-delà : que font-ils au paradis aujourd’hui ? Mais aussi le spirituel et le religieux : I am born to preach the gospel chante-t-il, programmatique. Et ce qu’il chante touche immédiatement au coeur : tout est troublant ici, d’une façon qui évoque le blues et le cosmique, la prière fiévreuse et l’élévation pure. Les amateurs de Palace Brothers et Will Oldham reconnaîtront ici la version d’origine du grandiose I had a good mother and father qui figurait sur le premier album du groupe. Dommage que plus personne ne s’intéresse à ce genre de personnage si important en filigrane pour la suite de la musique, et que l’on consacre encore des pages entières de quotidiens à raconter les histoires si connues de groupes comme Pink Floyd qui ont depuis longtemps abandonné ce monde. Washington Phillips, lui, l’habite encore. Sa spiritualité musicale préfigure ce qui, depuis 25 ans, définit de plus en plus la musique : une quête sans fin du spirituel, comme un double du politique, comme alternative au réel, comme façon de braver la vie.
J’avais trouvé il y a plus de 25 ans un compagnon idéal pour apprendre un peu du monde entre les mondes : les textes d’Edward Said ont été vitaux pour saisir ce que c’est que vivre ailleurs et être ailleurs, en ayant en tête le lieu de sa naissance. Ces textes m’ont aussi guidé vers ceux de Mahmoud Darwich : je les lis comme un ensemble d’échos, des textes qui se parlent et discutent, à travers les années. Je suis particulièrement sensible au poème d’adieu que Darwich adressa à Said, après sa mort. Je l’écoute souvent, tout y est, si on arrive à mesurer la subtilité de la langue du poète. J’oubliais de préciser : ils sont palestiniens, et pour mieux les comprendre encore, il y a le livre indispensable de leur compagnon de route, troisième mousquetaire, Elias Sanbar, sur la figure du palestinien. Tout y est. Tout comme tout est déjà dans les textes de Saïd et Darwich lorsqu’ils parlent d’un moment que j’ai connu à 11 ans : l’encerclement de Beyrouth par Tsahal tout un été 1982 pour en déloger Arafat et l’OLP. Les lire aujourd’hui c’est mesurer le temps surtout en se plongeant dans Mémoire pour l’Oubli, grand texte poétique à la fois doux et violent, réaliste et épuisé, long comme un fleuve de pensée, à propos de 1982, l’été, Beyrouth encerclée. À Beyrouth, justement, la semaine dernière, je me suis demandé où il habitait exactement cette année-là, mais je n’ai pas eu envie de déranger son fantôme en cette année plus périlleuse encore. Une année de plus, dirait-il… Tout à l’heure, Didier Eribon postait des livres de Darwich, y trouvant lui aussi du réconfort. Mais c’est plus encore, je crois : c’est une certaine idée du monde qui s’est écrite dans ces livres, et qu’il faut encore défendre - l’idée d’un monde possible, fait de café, de politique et d’amour. C’est important le café, chez Darwich. Tout comme les journaux que l’on lit le matin. Où que vous soyez, lisez Darwich le matin. Son verbe est celui de ceux qui se savent exilés en eux-mêmes et qui peuvent malgré toute la violence, écrire leur désarroi - mais aussi leur amour, de la vie, de quelqu’un, du temps qui vient, d’une tasse de café, le matin. Là où il est encore possible d’avoir du café, le matin.
10 jours à Beyrouth, c’est une éternité renouvelée. Arriver 48h après la mort de Ziad Rahbani, et pénétrer dans la fin d’un monde - celui des utopies et dystopies que la ville fomentait dans les années 1970 et 1980, tourmentant le monde extérieur à coup de romantisme et de violence, de chansons ténébreuses et de combats de rue, de massacres et d’incompréhensions. 10 jours plus tard, départ au moment où le gouvernement vote le désarmement du Hezbollah - qui refuse. « Prévoir quelques tensions dans les semaines qui viennent » se dit-on calmement entre nous. Vieilles habitudes… Entre temps, visites furtives avec Camille, toujours cette même beauté de Beyrouth en ses contradictions et strates, ses architectures physiques et mentales qui jouent en permanence la guerre des perceptions. C’est des traces de quoi, ça, sur le mur ? Des traces de toi, qui les regarde. Un miroir, Beyrouth. Il y a eu un concert joué avec Charbel pour Joana et Khalil, un autre vu sur les images de Tabu, toit du BAC. Une exposition de Mazen Kerbaj, Gaza à Beyrouth. La découverte du travail nécessaire et fou que Karine fait avec les enfants errant de son quartier. Le seul film de Farid et Asmahan, au génial Metropolis. Une soirée française sur un toit, ivresse hurlante à minuit sur un enchaînement dévasté de Musulmanes de Sardou, les Restos du Coeur de Coluche et Allumer le Feu de Johnny. Quand Sardou hurle « et les forêts du Liban » - les toits de Bourj Hammoud brûlent. Et on se demande si l’enchaînement est du pur spectacle ou de la politique subliminale qui souligne sous vodka ce qui se passe là-bas à Gaza, famine, génocide. On n’a plus le droit d’avoir faim entonne Coluche - mais c’était un autre monde aussi, non ? On se réfugie dans les images du livre de Tanya Traboulsi, photos de gamins sur la Corniche, au bord de la mer qui jouxte la ville. On ne peut s’empêcher de se souvenir que c’est par là qu’en 1982, Tsahal encerclait et affamait ce bout de la ville que nous appelons, malgré tout et toujours, notre maison. Ce qui ne nous empêcha jamais de nommer aussi Paris, notre maison. Rohmer, anyone ? Bande-son du voyage : I recognize you from my sketches de Fadi Tabbal, beauté.
Je ne maîtrise pas l’œuvre de Ziad Rahbani pour vous la raconter : je sais seulement son importance dans le développement de l’idée d’auteur au sein d’une musique populaire arabe, portée par des chanteuses - dont sa mère, l’immense Fayrouz. En ce sens, Rahbani perpétue la position d’un Mohammed Abdel Wahab, auteur égyptien vaste. Mais Rahbani était sans doute davantage libanais que pan-arabe : son œuvre et sa vie se sont trouvées mêlées à la guerre du Liban, se faisant inextricablement unes avec elle - peu de compositeurs auront été autant au sein des pays qui vivent la guerre en continuant à composer, et à assurer les chansons de sa mère, symbole national, au-delà des divisions et capable de chanter des morceaux qui évoquent autant, dans la même parole, l’exode palestinien que les exils libanais. C’est que Ziad Rahbani qui a commencé à composer pour sa mère à l’âge de 13 ans, avec ce morceau splendide Saalouni El Nass (les gens m’ont demandé) était du camp gauchiste - il faudra faire un jour l’histoire des chrétiens libanais de gauche pendant la guerre : pas un hasard si sa mort survient au moment où Georges Ibrahim Abdallah est libéré. Toujours est-il qu’à la fin de la guerre, Ziad Rahbani compose cet album pour sa mère sur lequel figure une chanson que j’écoute sans me lasser depuis 5 ou 6 ans : Kifak Inta. Comment ça va, toi ? Les Libanais vous le diront, c’est la question que l’on se pose entre nous, tout le temps, surtout par temps de guerre, même au loin. Parce qu’elles nous affectent toutes et qu’on s’en cache, avec fierté, lorsqu’on a grandi là-bas, quelques années au moins : on demande des nouvelles - et on en donne. Ici, Rahbani fait chanter sa mère autour de ces mots adressés à un homme qu’elle revoit - un amour mort de la guerre et qu’elle croise à nouveau. En peu de mots, la chanson évoque la mélancolie de l’absence, l’émerveillement des retrouvailles surprises, la fierté de faire semblant, l’envie de recommencer ce qui n’a jamais été. C’est peut-être la plus belle chanson d’amour adressée à un autre - et à un pays aussi. Comment ça va, toi ?Donnez des nouvelles, Paris, Beyrouth, Gaza, poste restante.
Ozzy Osbourne, tristesse d’un autre départ. « Wait till their judgment day comes » et aussi - « We sail through endless skies » - War Pigs n’a jamais été aussi contemporain et Planet Caravan jamais si nécessaire. « Just like witches at black masses », plus loin « on their knees the war pigs crawling ». We sail through endless skies, en boucle. RIP.
Une nouveauté qui plonge dans l’ancien : mon ami Nicolas a conçu un morceau pour une installation de sa compagne Julie, à partir d’une boucle prise dans un morceau d’un groupe fondateur ou important pour beaucoup - un groupe que je découvrais en même temps que les Smiths, au hasard des rayons de la Fnac Wagram (devenue Décathlon, depuis - chaque époque ses nécessités) où leur album Treasure trônait à côté de Hatful of Hollow. La boucle n’est pas prise dans cet album mais dans l’un des EP qui ont immédiatement suivi. Nicolas alias Coni en a fait un étirement souverain, une masse d’où ressortent des voix et des matières, un ensevelissement des sens qui métamorphose ce qui ferait de 1985 en quelque chose de 2025, oblitéré par la case Shoegaze narcotique. Il y a aussi dans cette métamorphose quelque chose du lycanthrope : en quoi ce morceau se pense-t-il transformé ? Peut-être en une catalepsie des sens, un moment de temps suspendu et qui vient envelopper ce que l’on peut deviner de l’installation à laquelle il était destiné. Un rêve de My Bloody Valentine aussi. Devenu disque, il se promène en nous, entre nos souvenirs de 1985, nos idéaux liés aux Cocteau Twins, à nos attentes encore emplies de curiosité pour 2025. En 40 ans, les choses se métamorphosent tant qu’elles semblent revenir du plus loin de l’oubli, merci Patrick Modiano, tout en demeurant neuves comme ici. De quoi se perdre et perdre vos amis aussi. Si ce disque vous tente, ne tardez pas trop, il n’y en a que 100 exemplaires gravés sur le label Firecamp : Bleaching Colors par Coni, pochette de Julie Beaufils. Comme un écho dans une baie creuse ou de la petite dynamite. Vous voyez ? PS : sur le même label, une mixtape signée @kirabunse en hommage à l’artiste Walter Dahn, dont le titre et la pochette référencent à la fois Elliot Smith et les Smiths - Heaven Adores You.
Avec les années qui défilent, j’ai moins écouté Spacemen 3 tout en ayant leurs morceaux toujours en tête : des ritournelles arrimées à mon cerveau. Et les sentiments se sont inversés : leurs morceaux qui m’intéressaient moins sont peut-être maintenant ceux qui m’attirent et m’enchantent le plus. Parmi leurs premiers maxis, celui-ci, le troisième, était le moins en vue : plus court, plus timide que les deux précédents (Walkin with Jesus et Transparent Radiation figuraient des mondes entiers avec leurs morceaux longs, monolithiques répétitifs du premier et ambient minimaliste du second). Ici, le morceau le plus rock stoogien du groupe, veine raffinée des morceaux du premier album, en face A contraste avec les deux instrumentaux de la face B. Soul 1 et That’s Just Fine esquissent la possibilité d’un groupe différent, moins arrimé à la destruction de soi, plus distancié avec la colère, la drogue dure. En cela, ces morceaux rappellent le splendide Feel So Good et annoncent un peu de Playing With Fire, chef d’œuvre absolu, troisième album post-Soul de descente amoureuse et religieuse. Ici une autre voie se trace aussi : celle d’une lumière, d’un apaisement. On s’y perd, en 2025 : ces morceaux évoquent leurs contemporains Durutti Column ou Felt, dans leurs moments les plus introspectifs, voix oubliées. La pochette ne dit pas le sentiment : elle le cache derrière l’attitude. N’est-ce pas la meilleure définition de 2025 ? Cœurs en jachère face au monde, façades dures par contraste - pour résister. La beauté demeure, bouclier de la pensée.
Durant les 5 journées passées à Arles, je me suis souvent demandé quelle image, unique, je retiendrais de tout cela. Revenu à la maison, je réalise que je répondais instinctivement à mon interrogation : j’ai visité l’exposition David Amstrong trois fois, et pris cette première image montrée ici en photo, à chaque fois. Je croyais y voir une déclinaison illusionniste de JW Anderson, j’avais l’impression que toute une modernité était inscrite dans ce cliché, et un immense mystère aussi - d’autant plus que, pas loin, des portraits de John Lurie (deuxième photo) appelaient autre chose encore, une histoire de musique, de défiance élégante aussi, de croisements de monde. New York, ces années-là. Je crois que les visages de cette exposition ne me quitteront pas, même si je connaissais le travail de David Amstrong, par ses livres notamment (le beau Night & Day d’il y a une douzaine d’années, et son Polaroïds, qu’il fit juste au moment de mourir). Ce travail résonne aussi avec celui de Diana Markosian (troisième photo), que nous avons récompensé avec le prix de la photo Madame Figaro : un travail de recherche d’identité, de retrouvailles avec un père, mais aussi un pays. Dans les images et l’installation de Diana Markosian, j’ai eu l’impression de revoir les scènes des lieux oubliés de Beyrouth. Dans les sentiments qui s’en dégagent, j’ai cru croiser ceux qui m’assaille lorsque je retourne dans l’appartement de mon enfance, lui aussi quitté en grande hâte : que reste-t-il là et que s’est-il déroulé durant toutes ces années ? Les questions soulevées par l’exposition de Diana Markosian sont les mêmes que celles émises par David Amstrong, qui photographiait des gens en pleine époque de fête dévastée par la maladie et la mort qui rôde, le Sida : des questions liées à la matière de la mémoire qui nous fabrique en permanence. De quoi sommes-nous construits ? Des légendes de David ou des absences de Diana ? Et les unes ne sont-elles pas là pour combler les autres ?